L’action d’éducation permanente en Belgique francophone est un fil conducteur qui traverse l’ensemble des secteurs du socioculturel : Éducation permanente, Centres Culturels, Bibliothèques, Centres d’Expression et de Créativité, Jeunesse… À mi-chemin entre le culturel et le social, le socioculturel a un rôle social et politique. Il travaille sur une visée d’émancipation, une visée de transformation de la société et une participation de publics librement associés.
Au sein de ce vaste secteur socioculturel, l’Éducation permanente, c’est quelque 280 associations reconnues et subventionnées [1] pour favoriser et développer avec leurs publics une prise de conscience des réalités de la société leur permettant de développer des capacités d’analyse et des attitudes de responsabilité pour s’engager activement dans la société à transformer.
L’ADN du travail des associations d’Éducation permanente, c’est l’éducation populaire. Un concept lié historiquement à la notion de classes, de lutte politique et de transformation sociale. Christian Maurel [2] la définit comme « L’ensemble des pratiques éducatives et culturelles qui œuvrent à la transformation sociale et politique, travaillent à l’émancipation des individus et du peuple, et augmentent leur puissance démocratique d’agir ».
Des pratiques éducatives et culturelles plaçant les participant·e·s au centre de l’action
L’éducation permanente est une action d’émancipation individuelle et collective de publics adultes qui y participent volontairement. La démarche utilisée pour y parvenir est un processus en plusieurs étapes, que l’on peut résumer en : voir – comprendre – agir. Fondée sur l’action et l’expérience, cette démarche part des représentations et des demandes des participant·e·s, développe leur esprit critique, leurs capacités d’analyse et de choix, et surtout, leur fait prendre conscience de ces capacités. Le support ou type d’activité utilisé n’est qu’un moyen au service de l’action collective, le processus étant tout aussi important que le résultat.
Le métier d’animateur·trice socioculturel·le est au cœur de ce processus. Se démarquant de l’assistanat, l’animateur·trice utilise des méthodes ascendantes et transversales pour construire des solutions cohérentes avec les besoins réels du terrain. Comme le précisait Marcel Hicter [3]
L’instruction et l’éducation populaire ont été, jusqu’à il y a peu, axées sur une volonté de transfert paternaliste vers des individus qu’il fallait faire accéder à une culture créée et pensée en dehors d’eux, en dehors des luttes économiques et sociales d’émancipation. L’animation, elle, est centrée sur des groupes – et non des individus -, elle part de leur culture propre, de leurs problèmes sociaux et économiques. L’animateur devient l’instance critique de la culture et c’est de là que vient son “aura” de marginalité — Marcel Hicter
Entre les besoins d’intégration des individus et les envies d’émancipation collective… l’éducation permanente se trouve en tension. Comme l’écrit Jean-Pierre Nossent [4] :
La tradition de l’éducation populaire, c’est la double perspective de l’intégration et de l’émancipation des différents groupes sociaux. Elle place au centre la dimension civique, le lien social et l’emprise sur les problèmes sociaux ou culturels vécus par les individus et les groupes sociaux. On est dans l’éducation populaire quand il est moins question d’amener les gens à la culture que de les mettre en situation de réappropriation d’une emprise sur leur vie. (…) Ce qui caractérise sans doute le plus l’éducation populaire, c’est l’articulation paradoxale des deux pôles en tension : intégration / promotion d’une part, rupture / émancipation d’autre part. — Jean-Pierre Nossent
C’est pour cela qu’on considère que le secteur de l’Éducation permanente travaille autant sur la démocratisation de la culture que sur la démocratie culturelle (cf encart 1 : “Démocratie culturelle vs démocratisation de la culture ?”).
Une visée transformatrice et une construction de droits
L’éducation permanente a une visée transformatrice de la société. Refusant l’état des choses, elle ouvre des espaces de transformation des rapports sociaux, des espaces producteurs de savoirs. Elle libère la parole, construit les clés de l’émancipation avec les participant·e·s pour qu’ils/elles fassent société, développent leur pouvoir d’agir et œuvrent à la construction d’une société plus juste.
Historiquement, l’éducation permanente en Belgique francophone, c’est un ensemble de droits co-construits avec les publics et dont nous avons hérité : droit de vote, droit d’association, droit à l’avortement, droit à l’éducation, droit à la sécurité sociale, droit en matière d’identité de genre… Cette création de droits vient alimenter et vivifier notre démocratie (cf encart 2 : “Zoom sur le travail des associations d’Éducation permanente aujourd’hui”).
La liberté d’association : un droit fondateur de l’Éducation permanente
L’action d’éducation populaire et permanente n’existerait pas sans l’accès à un droit fondamental inscrit dans la Constitution belge : la liberté d’association [5]. La Loi de 1921 instituant le statut juridique des ASBL a permis le développement d’une vie associative riche et diversifiée ; c’est une variété de statuts, de formes, de tailles, de domaines d’action. C’est également un pilier social et économique de la société belge. Ainsi, le secteur des ISBL (Institutions sans but lucratif) contribue de manière significative à la création de richesse dans l’économie belge (valeur ajoutée de 5,4% du produit intérieur brut) [6]. Autre constat : le secteur associatif belge crée relativement plus d’emplois que le reste de l’économie (81.700 emplois créés entre 2009 et 2017). Avec près de 500.000 salarié·e·s en 2017, les ISBL occupaient alors 12,6% de l’emploi salarié total du pays.
Au-delà des chiffres, ce sont les valeurs fondatrices du secteur non marchand qui sont au cœur d’enjeux pour l’avenir de la vie associative. En effet, les dernières modifications du Code des Sociétés et des Associations risquent de mettre en péril les fondements de la Loi de 1921, dont nous célébrerons le centenaire en 2021. Par ces modifications visant le cadre organisationnel des associations, c’est l’identité même du champ associatif qui est touchée, sa liberté d’auto-organisation. Les concepts de liberté d’association, de sens du fait associatif ou d’intérêt général sont gommés au profit d’un glissement vers le monde économique et la possibilité pour les associations d’exercer une activité commerciale à titre principal. L’autonomie associative résistera-t-elle aux assauts d’un modèle néolibéral dominant ? C’est un des enjeux portés par les acteurs de l’Éducation permanente en transversalité avec d’autres secteurs (Insertion socioprofessionnelle, Intégration des personnes étrangères ou d’origine étrangère, Action sociale, Cohésion sociale…) qui adoptent les mêmes valeurs fondamentales d’émancipation et de transformation sociale que notre secteur.
Et l’Éducation permanente aujourd’hui ?
Les associations font toujours face à des défis permanents et à de nouveaux droits à conquérir et d’anciens à reconquérir… (cf encart 2 : “Zoom sur : le travail des associations d’Éducation permanente aujourd’hui”)
Selon Majo Hansotte [7] :
Un des enjeux des associations d’éducation permanente est de réparer le tort subi ou de favoriser la reconstruction de ceux que la société a malmenés ou exclus. Il s’agit là d’une base irremplaçable pour le travail associatif, mais elle ne suffit pas à promouvoir une évolution sociale et risque d’enfermer les organisations dans un rôle d’assistance.— Majo Hansotte
D’où la nécessité d’agir au-delà de l’assistanat, en développant collectivement le pouvoir d’agir des publics pour une réelle prise en compte des besoins du terrain.
Les associations d’Éducation permanente ont été touchées de plein fouet par la récente crise Covid-19, crise qui les a mises en difficulté notamment dans leurs actions avec des publics issus de milieux populaires. En effet, par les mesures de confinement, certains publics fragilisés ont été encore plus éloignés des espaces d’émancipation : publics précarisés et/ou isolés en souffrance, aîné·e·s, migrant·e·s… Les associations ont dû se réinventer dans leurs pratiques, dans la construction et le maintien du lien avec leurs publics.
Dans ce contexte déstabilisant, la convergence des luttes dans le respect des diversités des points de vue critiques est d’autant plus questionnée. La solidarité l’emportera-t-elle face aux tentatives de division ? Serons-nous capables d’agir ensemble pour construire l’“après” ? L’heure est à l’expression des colères tues et à la reconstruction du sens commun!
Geneviève Mairesse et Jennifer Neilz,
conseillères Éducation permanente à la FESEFA
image de bannière : Liberté (1963) par Joaquín Rodrigo (creative commons)
Encart 1 / Démocratie culturelle vs démocratisation de la culture ?
Popularisée par André Malraux dans les années 1960 en France, la démocratisation de la culture considère que toutes les personnes éloignées de la “Culture” (avec un grand C) doivent pouvoir y accéder et rencontrer l’art pour combler leur « vide culturel ». Dès lors, des politiques spécifiques ont été lancées pour faire partager au plus grand nombre ce qu’on avait alors réservé à une élite : politiques de prix, d’élargissement des publics, activités d’éducation artistique, diversité des lieux de diffusion…
« Début des années septante émergent le concept de démocratie culturelle et le débat qui l’oppose à celui de démocratisation de la culture. On peut le schématiser comme l’opposition entre les tenants de « la culture pour tous » et ceux de « la culture par chacun » puis « les cultures par tous » et enfin « les cultures de tous » [8].
En effet, la démocratie culturelle, quant à elle, part d’une vision plus large de la culture, une vision plus anthropologique. Pensée par Marcel Hicter en opposition à la démocratisation de la culture, elle part du principe que chacun·e est potentiellement créateur·trice de culture. Et les associations d’Éducation permanente sont là pour faire « accoucher » la culture que les gens ont en eux. « Mon option est donc : ni la culture, pour tous, ni la culture pour chacun mais la culture par chacun et avec chacun dans une optique de développement de tous » [9].
Encart 2/ Zoom sur le travail des associations d’EP aujourd’hui
L’élaboration d’un point de vue critique
ACRF – Femmes en milieu rural : L’élaboration du point de vue critique créateur de solidarités a pris racine dans l’expérience de l’injustice, de la souffrance, de l’indignation, dans l’inspiration d’un débat public, la découverte de la déconstruction proposée par la sociologie, dans la rencontre…, dans l’entrecroisement de toutes ces situations. D’abord, nous avons construit collectivement un point de vue socialement situé – un sens commun, un destin collectif – sur un enjeu de société : la place des femmes dans la société, surtout rurale. Nous l’avons analysé, documenté, nourri d’informations objectives. Ce savoir social est devenu critique quand nous l’avons partagé, rendu accessible, proposé au débat et exprimé dans l’espace public, transporté d’un champ à l’autre, d’un territoire à l’autre, d’un secteur à l’autre.
CESEP : (…) nous veillons particulièrement à décoder avec les participants les postures de consommateur ou de client dans lesquelles notre société nous entraîne, souvent sans qu’on en soit conscient. Nous pensons en effet que ces postures nous poussent à la passivité et à la plainte, au lieu de nous rendre réflexifs, créatifs et autonomes. En particulier, quand nous construisons avec un groupe une démarche d’évaluation qualitative (d’une séquence de formation, d’un projet, d’une priorité d’action, etc.), par exemple, nous insistons sur la nécessité d’éviter les évaluations non-préparées, qui reviennent toujours à des “enquêtes de satisfaction” dans lesquelles chacun est naturellement poussé à répondre comme un client satisfait ou mécontent et non comme un participant impliqué et responsable.
L’inclusion et la rencontre
Créahm Région Wallonne : Le terme inclusion est important, il diffère par sa définition des termes insertion et intégration. L’insertion ou l’intégration est l’action permettant à des individus de s’intégrer dans un modèle de société déjà existant. Ce qui est tout l’inverse de l’inclusion et du travail que le Créahm essaye d’accomplir. Intégrer la personne en situation de handicap dans un modèle de société pensé pour des personnes non handicapées est contre bénéfique. Il faut donc que la société s’adapte aux besoins et aux droits des personnes en situation de handicap et non l’inverse. (…) La rencontre entre les publics permet d’inclure la personne handicapée, tout en permettant aux personnes non handicapées de confronter leurs préjugés à la réalité des handicaps.
L’impact sur les publics et sur la société
CESEP : Travailler à l’implication active des travailleur.ses en leur faisant prendre conscience que, où qu’on soit, on a une part de pouvoir sur les situations dans lesquelles on travaille, et on peut donc peser sur les choix collectifs à partir de là où on est.
(…) L’apprivoisement des conflits constitue une autre dimension importante de nos formations et accompagnements. Dans une société qui cherche à les éviter sinon à les dénier, nous ne sommes en général pas outillés pour les vivre. Or, ils sont inévitables. Nous pensons en outre que, si nous prétendons former des acteurs de changement, nous devons aussi équiper les participants à nos formations pour qu’ils osent entrer dans des rapports de force et soient capables de les mener de façon constructive et éthique.
La défense, la promotion et la co-construction de droits
ACRF – Femmes en milieu rural : La bataille pour les droits prend du temps, et on ne le fait pas seul. Les femmes rurales de l’ACRF se battent en mouvement pour les droits sociaux, les droits collectifs et solidaires, le droit au développement durable, les droits culturels (genre, égalité). Leur attention à la ruralité dans tous ses aspects les conduit à s’intéresser à – et traduire aussi en droits – des formes d’injustices plus actuelles consécutives au changement climatique, à la malbouffe, à la situation des agriculteurs …
Créahm Région Wallonne : Le nouveau statut des personnes en situation de handicap a été une des thématiques abordées lors des actions du Créahm. En effet, suite à un changement de législation, nous avons entrepris un travail de fond avec notre public, ainsi que leur famille, sur les droits et devoirs qu’ils avaient dans la société. Nous avons mis en place des outils pédagogiques leur permettant d’analyser et de comprendre la nouvelle loi. La compréhension de leur droits et devoirs est une étape importante dans leur inclusion dans la société et leur condition citoyenne.
Vie Féminine : Dans les différents lieux et projets de Vie Féminine, les femmes s’expriment et témoignent à propos des droits. Le souci, c’est qu’elles en parlent souvent par la négative : les droits qu’elles n’ont (toujours) pas, ceux qu’elles ne peuvent pas faire valoir, ceux qu’on leur refuse. Elles témoignent régulièrement des obstacles qu’elles rencontrent au quotidien pour bénéficier de leurs droits les plus fondamentaux. Elles dénoncent aussi des institutions lourdes, lentes, hermétiques, méprisantes, qui leur dénient leurs droits ainsi que le système de la justice et des lois.
Les femmes mettent aussi en avant une difficulté de connaître leurs droits (manque de temps, langage difficile, etc.), une fatigue de faire valoir ces droits (toujours devoir se battre, se justifier), de devoir les abandonner pour survivre (travail informel, situations de violences, logement insalubre…).
Il faut aussi souligner les problèmes d’accès à l’emploi, à l’enseignement et aux stages que rencontrent les femmes racisées et tout particulièrement pour les femmes portant le voile. Quant aux femmes migrantes sans titre de séjour, elles font face à des problèmes spécifiques qui les empêchent de bénéficier de droits fondamentaux (se soigner, se loger, se protéger, etc.).
(…) Pour Vie Féminine, les droits s’inscrivent dans la perspective d’une philosophie humaniste où chaque être humain a des droits universels et inaliénables, liés aux valeurs de liberté, d’égalité, de justice et de dignité. Ils sont ancrés dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, mais continuent à être transformés par de nombreuses luttes sociales, et notamment les luttes féministes. Des luttes essentielles car les réalités et les besoins des femmes sont largement occultés dans ce texte historique.
L’Atelier des droits sociaux : Les droits sociaux ont été fondés sur des principes simples et forts, marqués du sceau de la solidarité et concrétisés par des structures publiques et parapubliques. La solidarité érigée en principe de fonctionnement constitue la « marque » de notre modèle social. Ainsi, tout travailleur cotise dans un système d’assurances sociales permettant notamment à ceux qui perdront leur emploi de bénéficier des fruits de cette solidarité. Le monde dans lequel nous vivons est culturellement marqué de ces valeurs.
Malheureusement, la mise à mal actuelle de ce modèle (renforcement des politiques d’exclusion, démantèlement progressif de notre système de sécurité sociale, recul de l’âge de la pension, régionalisation des allocations familiales, criminalisation des allocataires sociaux, affaiblissement de notre droit du travail,…) se ressent clairement auprès du public que nous rencontrons dans le cadre de notre action.
Notre association est ainsi le témoin quotidien des dégâts que les politiques socio-économiques actuelles causent dans la population. Chaque jour, nous entendons la souffrance et la violence dans le travail, la détresse des personnes privées d’emploi, la colère de locataires étranglés par l’évolution des loyers, le désespoir des personnes confrontées à l’arbitraire d’un CPAS, le désarroi de pensionnés n’arrivant plus à “joindre les deux bouts”, l’abattement de travailleurs se noyant dans la précarité des temps partiels, des titres-services, des « flexi-jobs »…
[1] Dans le cadre du Décret du 17 juillet 2003 relatif au développement de l’action d’éducation permanente dans le champ de la vie associative, modifié le 14 novembre 2018
[2] Sociologue et militant, in Éducation populaire et puissance d’agir. Les processus culturels de l’émancipation, Paris, Éditions L’Harmattan, 2010
[3] Homme politique belge, ancien Directeur général de la Direction générale de la Jeunesse et des Loisirs, in Pour une démocratie culturelle, Rixensart, André Van Aelbrouck, 1980
[4] Formateur à l’Université populaire de Liège, ex-inspecteur général pour la culture à la Fédération Wallonie-Bruxelles, in Education permanente ou permanence de l’éducation ? Lire & Ecrire – Journal de l’alpha 132 et 133 : Éducation permanente, décembre 2002-janvier 2003 et février-mars 2003
[5] Article 26 de la Constitution : « Les Belges ont le droit de s’assembler paisiblement et sans armes, en se conformant aux lois qui peuvent régler l’exercice de ce droit, sans néanmoins le soumettre à une autorisation préalable”.
[6] “Le poids économique des institutions sans but lucratif en Belgique”, Fondation Roi Baudouin et Banque Nationale de Belgique, mai 2020
[7] Docteure en philosophie et lettres, in Trois défis pour une éducation permanente en devenir, ITECO, 2003
[8] Jean-Pierre Nossent, in Émergence de la notion de démocratie culturelle et gestion de la diversité culturelle et idéologique belge, Analyse de l’IHOES n°39, 19/12/2008
[9] Marcel Hicter, opus cité